Pour être apte à juger, c'est-à-dire à attribuer des qualités à un sujet, il est nécessaire dans un premier temps de recevoir une instruction, qui nous apporte les éléments à mobiliser dans tout jugement : comment dire que quelque chose est "bien" ou "mal", "vrai" ou "faux", si l'on ne nous a pas d'abord enseigné ces valeurs ?
Ainsi, avant de pouvoir porter un jugement de valeur (dire "ceci est vrai", ou "ceci est mal"), il nous faut d'abord avoir été instruits quant aux valeurs : comment cela pourrait-il se faire autrement qu'en les recevant, passivement, d'une autorité qui nous les inculque de manière dogmatique ?
Extrait :
Le préjugé est une opinion sans jugement. Ainsi dans toute la terre on inspire aux enfants toutes les opinions qu’on veut, avant qu’ils puissent juger.
Il y a des préjugés universels, nécessaires, et qui font la vertu même. Par tout pays on apprend aux enfants à reconnaître un Dieu rémunérateur et vengeur* ; à respecter, à aimer leur père et leur mère ; à regarder le larcin* comme un crime, le mensonge intéressé comme un vice, avant qu’ils puissent deviner ce que c’est qu’un vice et une vertu.
Il y a donc de très bons préjugés ; ce sont ceux que le jugement ratifie* quand on raisonne. Sentiment n’est pas simple préjugé ; c’est quelque chose de bien plus fort. Une mère n’aime pas son fils parce qu’on lui dit qu’il le faut aimer, elle le chérit heureusement malgré elle. Ce n’est point par préjugé que vous courez au secours d’un enfant inconnu prêt à tomber dans un précipice, ou à être dévoré par une bête.
Mais c’est par préjugé que vous respecterez un homme revêtu de certains habits, marchant gravement, parlant de même. Vos parents vous ont dit que vous deviez vous incliner devant cet homme ; vous le respectez avant de savoir s’il mérite vos respects : vous croissez en âge et en connaissances ; vous vous apercevez que cet homme est un charlatan pétri d’orgueil, d’intérêt et d’artifice ; vous méprisez ce que vous révériez*, et le préjugé cède au jugement.
Vous avez cru par préjugé les fables dont on a bercé votre enfance ; on vous a dit que les Titans firent la guerre aux dieux, et que Vénus fut amoureuse d’Adonis ; vous prenez à douze ans ces fables pour des vérités ; vous les regardez à vingt ans comme des allégories ingénieuses.
VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique (1878), article "Préjugés", dans Œuvres complètes de Voltaire, Garnier, 1879, p. 264-265.
* vengeur : qui récompense et punit.
* larcin : vol.
* ratifier : approuver, valider.
* révérer : vénérer.
Questions :
1. Montrez en quoi l'enfance est l'âge du préjugé.
2. Pourquoi, d'après cet extrait, les préjugés peuvent-ils être :
3. À partir de l'exemple pris par Voltaire, analysez les étapes de la constitution du jugement :
4. Pour autant, si cela décrit un processus chronologique d'apprentissage de la réflexion, est-il bien certain que l'adulte renonce aux préjugés de l'enfance ? Ne pourrait-il pas, au contraire, mettre sa raison au service de la justification de ces préjugés ? Bref, cette analyse de Voltaire ne parle-t-elle pas plus de l'idéal qui sous-tend toute la philosophie des Lumières (éclairer les esprits, les faire accéder à l'autonomie par l'accès à la connaissance), qu'elle ne décrit un processus nécessaire ?
Nicolas DE LARGILLIÈRE, portrait de François-Marie Arouet dit Voltaire, détail, 1750.
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